vendredi 10 septembre 2010

SURPRISE






C’était fin mai 2003, la chaleur annonçait déjà un été caniculaire et nous avions décidé de faire une surprise à Papa pour son anniversaire. Les occasions de voir ses trois filles en même temps étant rares, il les appréciait d’autant plus. Et puis, quand on fête quatre-vingts ans, c’est bien d’être entouré (d’attentions).
Partis de Mandelieu le jeudi matin très tôt, avec une nouvelle voiture pas encore tout à fait à nous puisqu’encore immatriculée en région parisienne, nous faisons halte, vers 11 heures trente aux environs de Béziers : café, coca, toilettes, cigarette puis changement de conducteur.
Madame prend le volant et les voilà repartis cap à l’ouest sur l’autoroute. Vers 13 heures, la faim commençant à la tirailler un peu, elle émet un vague désir de pause déjeuner. « J’aimerais mieux qu’on dépasse Toulouse » objecte le copilote qui, apparemment, n’a pas de petit creux. L’objectif est en effet d’avancer le plus loin possible puisque nous avons rendez-vous vendredi à 12 h 30 dans un petit village aux environs de Royan.
Nous passons Toulouse : température extérieure : 31 °C. On apprécie la clim.
Montauban : nous sortons de l’autoroute. Dans cette région-là, pas question d’avaler fast-food dans une station service ! Nous passons devant le Mac Do, en riant bien fort : si José, si j’osais !..
Puis nous traversons quelques villages inanimés, avaient-ils donc une âme ? En tout cas, pas âme qui vive, pas le moindre bistrot ouvert… La faim et surtout la soif commencent à nous agacer et nous en venons presque à regretter le Mac Do quand, vers 14 h 30, nous apercevons bien quelque chose qui ressemble à un restau, qui est ouvert, et qui, peut-être servira, à cette heure avancée de la sieste, deux touristes affamés.
Le patron est un peu embêté : « I nous reste que du confit ! »
Comme nous ne sommes pas difficiles nous répondons avec l’air désolé : « Ça ne fait rien, on s’en contentera… » C’est vrai, quoi, le confit, c’est pas gras ! Mais bien évidemment, ça s’accompagne d’un peu de vin, rosé en la circonstance, il faut savoir rester léger.
Ici, pas de tabac ouvert, donc, pas de cigarette, pas de cigare, on verra ça à Bergerac. Il y a là-bas, en bord de Dordogne quelques petits troquets aux terrasses ombragées qui méritent qu’on s’y arrête pour une pause fraîcheur. En attendant, roulons… L’homme a repris le volant, mais, un peu plus loin… Non, ce ne sont pas des canards gras, mais les poulets du Tarn et Garonne ? Coup d’œil rapide au compteur. Plusieurs questions se bousculent :
- J’ai dépassé la vitesse ?
- J’ai mordu la ligne ?
- Est-ce que j’ai mes papiers ?
Pas le temps de répondre, ces messieurs sont au milieu de la route et nous font le geste auguste (pas du semeur), qui nous enjoint aimablement mais fermement de nous garer.
- Messieurs-dames, bonjour… (sourire énigmatique…) Petit contrôle de routine…
Puis, sans commentaires inutiles, il nous présente un appareil parallélépipédique et sûrement électronique, sort d’un étui plastique un embout cylindrique, le place sur la mécanique et demande gentiment à Monsieur de souffler tant que durera le sifflement métallique.
Un quart rosé, c’est presque rien, mais quand même… Monsieur inspire et souffle, attend le verdict, ouf, « très léger », dit le représentant de l’ordre en montrant le cadran qui indique 0,05. On est soufflés par les progrès techniques de nos poulets zélés…
Notre halte à Bergerac est brève, Perrier-menthe et quart Vichy. Madame reprend la conduite des opérations. Le trajet continue sur un itinéraire qui parle de lui-même : Monbazillac, Saint-Emilion, Pomerol, Blaye… il serait peut-être temps de trouver un abri pour la nuit. On aimerait bien Blaye, logis de France dans la citadelle, écrin de verdure, on croit rêver… Justement, on peut en rêver parce que c’est complet.
Reprenons la route, cette route toute droite et monotone jalonnée d’ombres, mannequins de bois noir évoquant les morts au volant et qui font face à des bouteilles géantes, évoquant les châteaux Bordelais… Sans commentaires…
Nous voici à Etauliers, petit village en direction de Graves, petit hôtel, jolie chambre et bonne table : on dîne régional, quelques huîtres, bar à la fleur de sel et poire au vin rouge… on nous sert le café et la verveine dans le jardin. Il est 21h 45, il fait encore grand jour. Madame téléphone à ses filles pour le leur dire : elles sont sciées (ses filles).
Vendredi matin, on traîne, on n’est pas pressé, on a une heure de route pour se retrouver à la cabane (c’est le restaurant) à L’Eguille. On longe maintenant la Gironde entre vignobles et prés salés : les agneaux de prés salés… La viande préférée de Papa. Il ne tarit pas d’éloges : viande savoureuse, tendre, parfumée juste comme il faut et dont la cuisson est si délicate… Papa… Madame s’inquiète un peu… Pourvu qu’il ne soit pas trop en avance… Est-ce qu’il va supporter l’émotion ? Et puis elle se rappelle Mémé à qui il ne fallait pas faire peur parce qu’elle avait le cœur fragile… Elle a eu le cœur fragile jusqu’à 102 ans… Le temps de penser à tout ça, nous sommes arrivés.
Madame retrouve ses deux grandes sœurs avec bonheur. Elle redevient « la p’tite » même si elle en a passé l’âge et elle apprécie en silence. Pendant quelques minutes d’effervescence on parle de tout et de rien, mais il est midi 25 et on connaît la ponctualité du paternel. Alors ? On fait comment ? On se cache ? On s’assoit tranquillement à une table ?
Finalement, de l’avis général, on s’installe toutes les trois sur le muret devant le restaurant. Les trois gendres se dispersent : un au fond de la terrasse, un autre dans la salle et le troisième, le marin, traverse la Seudre et se retrouve, allez savoir comment, sur le pont d’un bateau. Ils sont tous trois caméra ou appareil photo au poing.
Patience. Suspense… Midi trente… La Laguna blanche aborde le virage… nuage de fine poussière… Léger crissement des graviers… (Il était une fois dans l’ouest… Non, je m’égare…) Ne bougeons pas… C’est drôle, nous sommes à nouveau les petites filles qui préparent un bon tour à leur Papa : rires étouffés, clins d’œil complices, excitation… Il passe au ralenti devant nous… Il n’a rien vu. Agacement… Forcément, il ne s’attend pas à nous trouver là ! Martine et Jacqueline lui ont déjà téléphoné pour lui souhaiter son anniversaire, il leur a dit que Cathy appellerait ce soir… Comme d’habitude.
Il se gare, laisse Lucette descendre. Elle est dans la confidence, elle vient vers nous en riant : « il n’a rien vu ! ». Mais notre torture n’est pas finie. La voiture gêne, il doit la déplacer. De loin, il voit un type sur un bateau : moustachu et franchement louche qui lui fait des signes. « Qu’est-ce que c’est que ce con ? », pense-t-il sans comprendre les gesticulations de l’inconnu. Il manœuvre maintenant, à quelques mètres. Il est juste en face et il ne nous voit pas ! Pas possible ! Il installe tranquillement son pare-soleil… Ça ne tient pas ! Il recommence… Nous, on ne tient plus non plus ! Le fou-rire nous gagne en même temps qu’une inquiétude grandissante… Pourvu qu’il supporte le choc de la surprise…
Ça y est, le pare-soleil est en place. Papa tourne la tête. Arrêt sur image. Il pense : « Tiens, c’est drôle, on dirait Jacqueline et Martine sur le muret… Non, je rêve… Et au milieu, non, je dois rêver… Je me passe la main sur le visage… Non, je ne rêve pas… Elles sont là toutes les trois ! Ah ! Les bourriques ! J’en pleurerais ! D’ailleurs, j’en pleure ! Je suis le plus heureux des papas ! Il faut que je sorte de la voiture. Ça va aller. Ah ! Les bourriques ! Et je ne peux même pas les serrer toutes les trois en même temps ! Mais pourquoi j’ai les bras si courts ? Bien sûr, nous n’échappons pas à la séquence émotion… Embrassades, larmes, c’est d’un gai, ces retrouvailles !
Réalisant qu’il ne s’agit pas d’un rêve, il faut un moment pour se remettre… Surtout à 80 printemps ! Asseyons-nous donc à la terrasse… A l’ombre, on récupère… C’est vrai qu’il fait déjà tellement chaud ! … Enfin, chacun prend sa place, celle de la vedette du jour étant toute désignée par quelques paquets négligemment posés sur son assiette. Papiers déchirés, chiffonnés, un CD… Tiens, un album photos. Qui est-ce ? Ça, c’est de la part de Stéphanie. « Même les petits enfants ! » Oui, ils ont tous répondu « présent ! », mais ils ne pouvaient pas se déplacer alors, ils ont fabriqué ce qu’ils ont pu pour faire plaisir à Papy. « Le festival de Stéphanie » fait sourire, il fait le tour de la table, on regarde les épisodes de sa vie en images. Un autre album : c’est Aurélie « histoire d’une crevette qu’on s’amuse à voir grandir au fil des pages. Tiens, une cassette vidéo : tous les autres petits-enfants y ont participé. Dommage, on ne peut pas la regarder tout de suite. Et ce gros paquet, c’est un joli travail d’Alain, le Saint Gendre qui a monté d’anciennes cartes postales de Rueil : la rue de l’hôtel de ville, la mairie, l’église, le bois de Saint Cucufa… Ça, c’est de la part de nous trois… Sauf que la p’tite n’a pas encore donné son obole (comme d’hab…)
Ça fait déjà trois fois que la patronne vient pour prendre la commande … Nous sommes huit : sept Pineaux rouges et un Pastis (il y a sûrement un méridional dans le lot)… Discussions familiales, échanges de nouvelles, comment vont les enfants ?...
On passe enfin la vraie commande : tout le monde veut des huîtres sauf les trois sœurs qui préfèrent se régaler avec des langoustines… Le plat du jour est un gros poisson qui porte bizarrement le nom de « maigre » ; il fait l’unanimité moins une voix : encore un méditerranéen qui est en manque de persillade et goûterait bien les anguilles-pommes sautées.
Les conversations s’égrènent autour d’un repas plus que délicieux et délicieusement arrosé, sans grande modération, entrecoupées par les réflexions du « doyen » qui a bien du mal à se remettre de sa surprise.
Quand arrive le gâteau, il ne porte que huit bougies, mais on comprend aisément les difficultés qu’aurait occasionné la pose de 80 chandelles (après les 36 qu’on lui a fait voir) et l’extinction de celles-ci pour Papa qui a le souffle court…
A l’heure du café, la chaleur est suffocante. Il est temps de lever le siège et d’aller poser nos valises à l’hôtel. Enfin Meschers ! L’hôtel qui n’était pas très reluisant a été entièrement refait. On s’installe vite et on descend attendre les autres sur le parking. On est en plein soleil, on brûle. Martine arrive enfin, on discute un peu puis Alain paraît : il a mis un short et pris son maillot de bain… ça nous donne des idées… On remonte en vitesse : Monsieur quitte avec soulagement sa chemise et son pantalon de costume qui lui comprime un tantinet les « abdominaux »… L’élastique est la plus confortable des inventions !
Nous voilà repartis, direction : chez Papa. Et si on regardait la cassette vidéo des petits enfants pendant la digestion ? Bonne idée.
Le film commence par Aurore qui propose à son Papy de la suivre au cours d’une journée. Elle lui souhaite un bon anniversaire avec bisous (Moum ! Moum !). Suivent la visite de son appartement, la présentation de son chat qui fait des crottes immondes, de son groupe « Rock » qui souhaite en chœur « Bon anniversaire Papy ! », des meilleures copines qui font pareil, de la promotion des produits UDV, dont un pue vraiment. Le tout est teinté d’un humour qui n’appartient qu’à elle.
C’est ensuite le tour d’Arnaud qui veut nous faire croire qu’il a toute une pile de bouquins dans la tête alors qu’on voit très bien qu’en volume, ça ne rentre pas ! Mais, pour nous montrer qu’il est quand même un garçon équilibré, il nous fait une démonstration de jonglage, de basket et de piano. Bref, sa culture est complète !
La petite Alison nous dit un poème de sa composition : c’est, je crois, la plus sérieuse de tous et en plus, elle est douée.
Son papa vient en dernier. C’est l’aîné des petits enfants. Mi-journaliste, mi-DJ, il nous dit un petit reportage ma foi fort bien ficelé sur un rythme d’enfer. Tout cela est excellent et nous fait passer un bon moment. Papy n’en revient pas. Il est soufflé. Nous allons le laisser récupérer au frais. Non, il n’a pas à s’inquiéter pour ce soir, tout est prévu. Martine a apporté de la soupe de poisson et de la salade, Jacqueline, en pâtissière chevronnée a préparé un cake et un brownie, Catherine aura surement une bonne blague à raconter…
Le chemin de la plage nous donne un air de vacances. Les villas n’ont pas beaucoup changé et c’est déjà la plage, le sable qui crisse sous nos pieds, le cri des mouettes et l’odeur des gaufres. Dommage qu’on n’ait plus faim…
Nous nous divisons en deux groupes : les baigneurs et les papoteuses… et quand chacun a épuisé son sujet, nous reprenons le chemin de l’hôtel où la douche nous rafraîchira le corps, les murs et le carrelage…
En attendant l’apéritif, nous regardons admiratifs, les dessins de Jacqueline, malgré les commentaires du sadique-anal Edmond qui voit des culs partout.
Déjà, tout est prêt sur le bar : les biscuits, les verres, le champagne. On transporte le tout dehors où il commence à faire plus frais. On fait sauter le bouchon. C’est un moment fantastique, un moment volé à notre quotidien, une joyeuse parenthèse. On est tous réunis comme quelques années auparavant et tout le monde est heureux : ceux qui avaient préparé une bonne surprise et celui qui l’a reçue en pleine figure…
Bien que personne n’ait très faim, on passe à table et curieusement, on mange, chacun suivant ses envies. La journée s’achève, on s’embrasse, « mais oui, on passe demain matin avant de partir. », et on rentre à pied à l’hôtel. Une fois là, il y en a qui iraient bien faire un petit tour jusqu’au port, histoire d’éliminer. Mais le fond de l’air est frais, alors, prenons une petite laine. Cette balade à trois nous plonge dans nos souvenirs de jeunesse. En arrivant sur le port où jadis il n’y avait pas la moindre buvette, plusieurs restaurants se succèdent et la clientèle ne manque pas ! Ça ne fait rien, il y a de la place dans un café. Discussion du soir, résumé des émotions du jour, la fraicheur tombe vraiment et on ne s’attarde pas. On rentre en faisant le grand tour, ça réchauffe et c’est bon pour ce qu’on a… (Dans l’estomac).
Arrivés à l’hôtel, on se fait discrets, pas de bruit dans les escaliers, « bonne nuit » chuchoté, on se verra demain au petit déj.
Quel bonheur de se retrouver dans la chambre ! Pas un bruit, tout le monde dort, apparemment… Quoique, dans la chambre voisine, on dirait que ça tousse… Ou p’têt que ça vomit, parce qu’on entend la chasse d’eau… Tiens, quelqu’un se mouche un peu plus loin… Les ébats bruyants seront pour une autre fois, et espérons que tout le monde fasse vœu de chasteté pour la nuit… Vers trois heures du matin, les petites vessies vont faire le vide, et côté lanterne, on entend même l’interrupteur de la chambre voisine… On dirait un peu un grand dortoir, cet hôtel…
Le matin vient vite et en descendant, on croise le patron qui cherche désespérément quelqu’un qui a bien dormi. Il cesse de poser la question fatidique, ce qui est la meilleure solution. On retrouve Jacqueline, Alain, Martine et Edmond déjà attablés. Commentaires sur une nuit agitée, le confort sommaire de l’hôtel, projets imprécis, on verra quand on se reverra…
Retour à la « Mascotte ». Papa n’a pas eu le temps de réaliser que c’est déjà la séparation. Heureusement, tout le monde ne part pas en même temps. Il va cueillir une belle rose dans son jardin, la met dans une pipette et l’offre à sa fille qui est bien sûr ravie mais se demande dans quel état elle arrivera (la rose).
La rose est arrivée presque fraîche (comme une rose).
Monsieur et Madame démarrent, le ciel est couvert et il fait lourd, il faut se résoudre à quitter l’Aquitaine.
Fin mai 2009, nous étions nombreux à Meschers, mais c’était triste.
Nous n’avons pas fêté les 86 ans de Papa.

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